TEXTS
JULIE LEGRAND - Présentation du travail
L’oeuvre de Julie Legrand, qu’elle s’échappe des murs, d’objets naturels assemblés en matrices génératives ou de géometries industrielles surgit dans un élan de vitalité qui nous fait toucher du doigt les émotions fondamentales de la vie, entre érotisme, humour et transcendance.
Matérialité
Pierres germées, pierres en lévitation, en tranches ou en nuages… Julie Legrand nous offre une vision évolutive et poétique où les artefacts industriels et les matières naturelles revenues à un état sauvage, autonome, se complémentent. Il est question de prises de libertés et de transgression des genres: ici le verre tranche la pierre, la pierre passe à travers le verre, le verre s’écoule et la pierre s’envole…
Issue de l’ENSCP de Cergy et d’un cursus de Littérature et de Philosophie, Julie Legrand acquiert des savoir-faire traditionnels (verre soufflé au chalumeau en autodidacte, verre à la canne, tournage sur bois, vannerie) tout en réalisant un mastère pro en Création et Technologies Contemporaines à L’ENSCI de Saint-Sabin. Ses recherches témoignent du plaisir de l’expérimentation et de l’articulation de règnes différents. Ainsi, Julie Legrand intervertit forces et faiblesses des matériaux, dans un art du renversement aux limites du vertige : murs et piliers se révèlent être faits d’éponge, des colonnes de verre semblent porter le plafond de la Médiathèque de Gentilly et des fils de verre étonnement pérennes irradient de Fécondation, une oeuvre de 2011 acquise récemment par le Musé de verre de Belgique.
Se jouant des matières comme des objets, Julie Legrand se révèle plus particulièrement dans les lieux où ses installations se déploient. Qu’il s’agisse d’espaces intimes et privés de collectionneurs avertis, de centres d’art, de lieux sacrés, ou même de banques, elle investit avec audace (la Pénétration de l’Eglise de Castenau Magnoac), humour (les Bulles Spéculatives de la BNP) et délicatesse (Like a Pivi, à Londres) des lieux dont elle fait apparaître les fantasmes associés, ce qu’elle nomme ses “géographies émotives”.
A la jonction de deux infinis: “une autobiographie sans narration” 1
Si dans ses oeuvres le corps est rarement représenté, il est perceptible dans ses fonctionnements et son organicité, en raison peut-être de l’articulation qui s’y opère entre microcosme et macrocosme. La sensation d’un monde proliférant, voire jaillissant, nous renvoie à un univers dynamique dont on ne sait pas toujours déterminer l’échelle, et ainsi à notre position d’humain dans l’univers, curseur placé à l’intersection du monde microscopique et du monde infini des étoiles en expansion. Dans ce cadre immense, ses sculptures nous font voyager de la fécondation infime à la dissolution universelle.
“Et quand je l’ai arraché, c’est toute la vie qui est venue avec”
Cette phrase de verre rouge cousue en 2011 à travers le mur du Granit, le Centre d’Art Contemporain de Belfort, nous introduisait déjà à cette sensation que la vie, à tous moments, pouvait surgir et faisait événement.
Un érotisme sous-jacent parsème l’oeuvre de Julie Legrand: comme dans l’exposition “La convergence des atomes” en 2014, ou une oeuvre comme Odalisque en 2015, marbre rose cousu de verre et d’oeillets de corset, ou avec le grand Pubis, 4m2 de cuivre gravé dont les ‘barbes’ (des copeaux levés par le burin) dessinent une toison irradiante. Les forces élévatrices sont légion, colonnes baroques faites d’assemblages de récipients en verre alliant le masculin et le féminin dans des jeux sens dessus-dessous de formes et de contre-formes. Les vases comme explosés par une force intérieure, réalisés par les verriers du CIAV de Meisenthal, font écho à de multiples jeux sur les orifices, qu’ils soient architecturaux, naturels, ou issus de pratiques d’atelier (brûlures de papiers, perçages de marbre…). Ainsi se dessine dans la récurrence la question de l’origine qu’Alain Monvoisin 2 notait déjà et que Caroline Boudehen nomme “l’entre-ailleurs” 3 de Julie Legrand, un mélange de matérialité absolue et d’inconnu qui ouvre les yeux vers l’infini.
De cette interrogation naissent une tension, un élan, des envolées, ‘un tendre vers’, en un sens le désir de la rencontre et des hybridations.
‘ Une artiste de la transsubstantiation’
De ces transferts de matières et de ces aspirations qui émeuvent, émerge “une artiste de la transsubstantiation, mais une transsubstantiation sans théologie, matérielle et matérialiste. Et heureuse”4 selon les mots de Gérard Wajcman. Par l’envol de ces “âmes de verre”, Julie Legrand nous invite à lever les yeux, à reconsidérer le plafond, le ciel et la notion même de limite. Par l’exploration des constituants de notre corps, de ce qui l’enclot dans une pièce, un comportement, une cohésion cellulaire ou atomique, elle nous amène à nous affranchir de tout contenant physique ou affectif, et à percevoir le continuum malgré les ruptures. Ces germinations minérales, cet élan vital qui nous traverse et nous mène à l’autre, constituent un trait d’union entre les individus, “le monde naturel et le monde des objets industriels (…). C’est en cela que l’art de Julie Legrand présente un aspect panthéiste et prophétique, chantant l’unité psychique d’une natura nova future : d’une nature dans laquelle les objets techniques actuels entrent en état d’endosmose avec la nature des origines”5.
Céline Moine
notes :
1 Pioda Stéphanie, ‘Julie Legrand, une autobiographie sans narration’, catalogue de La convergence des atomes, exposition personnelle, Fondation Bullukian, Lyon, 2014.
2 Monvoisin Alain, pour l’exposition personnelle 1547 mouches, Paris, 1997.
3 Boudehen Caroline, L’entre-ailleurs, pour l’exposition personnelle In Vitraux, MAL de Laon, 2013.
4 Wajcman Gérard, Une artiste de la transsubstantiation, catalogue du Festival Icastica, Arezzo, 2014.
5 Corradino Matthieu, Julie Legrand, catalogue de la Biennale de Sologne, 2015.
IN VITRAUX - Caroline Boudehen
Ecarteler, recoudre, assembler: la fouille d’une entraille.
Être au cœur de Quelque chose de bouillonnant.
Au centre des luttes, des désirs souterrains, des pulsions de vie d’un corps. Se trouver au sein d’un volcan. S’introduire dans l’univers de Julie Legrand, dans lequel les oppositions ne se contrarient pas, mais correspondent à une recherche permanente de nouvelles complémentarités entre matières, structures, agencements et couleurs, comme la naissance de nouveaux possibles.
Puissante et organique, son œuvre bataille pour exister: la confrontation entre le dur et le fragile, le compact et l’aérien, l’organique et le minéral est pour l’artiste son outil même. Julie Legrand vient tisser le verre, donner un souffle aux pneus et aux pierres, emmêler la finesse des fils jusqu’à accoucher d’une masse, véritable chape de plomb.
Son territoire d’exploration, « les géographies émotives », donnent naissance à des sculptures vivantes, d’où l’on peut sentir battre les pulsations. Du brutal, de l’animal, se dégagent de certaines de ses œuvres, une force bondissante prise dans une action qui vient pénétrer la peau de celui qui s’approche. D’autres, moins frontales mais tout aussi présentes, issues d’un univers minéral, prolifèrent, surgissent ici et là du sol, d’un mur, d’on ne sait où. Boursouflures inquiétantes de notre monde, où le hors-champs est mystère. Des bulles de verre éclosent, des formes insolites évoluent, brouillant les matériaux et leur fonctionnalité, et semblent s’échapper et glisser de part et d’autre de l’espace.
Solaire, « In vitraux » est une exposition ronde et maternelle, pour laquelle l’artiste devient alchimiste et transforme – les filant, les tissant, les juxtaposant – pierres, verres et matières plus « triviales » comme pneu et plastique, en éléments merveilleux et précieux. In vitro, de simples roues deviennent et se donnent comme des ovules pénétrés, mais apparaissent dans un même mouvement comme des planètes inconnues, d’où semblent fourmiller de petits êtres étranges.
Les œuvres de Julie Legrand naissent d’une déchirure, d’un cœur brûlé, qui continue à se consumer, d’un sexe féminin rougi et bouillant, d’une peur et d’une rage animales… d’un corps qui souffre et qui désire, qui fait de sa fragilité une force, à l’image de l’œuvre de l’artiste.
Les œuvres rampent et se dressent, prises dans un système d’interpénétration dynamique. Julie Legrand nous fait part d’un monde sous-terrain et contingent, en pointant ses ouvertures: elle fait de ses œuvres les points d’accès d’un univers caché et pressenti. Les verres filés, qui tantôt s’échappent, tantôt écartèlent les structures – à moins qu’ils ne les relient – viennent solliciter nos sens et stimuler notre imagination, et nous lient viscéralement à ce grand corps qu’est l’œuvre.
« Et quand je l’ai arraché, c’est toute la vie qui est venue avec. »
L’artiste utilise le trou comme un outil et matériau pour y plonger de tout corps. Dans le travail des éponges, le trou fait lien entre l’organique et le minéral afin de générer un espace hybride, un Entre-ça, récurrent dans le travail de l’artiste. Le trou s’épanouit dans les sculptures de verre, et leur confère force et ampleur: il vient dans chacune des œuvres révéler une forme, une charge complexe, située entre étrangeté et intimité…
Tel un oubli, il est aussi un vide positif où tout est recommencement. Symbole de la source, le « d’où ça provient », le point de jaillissement. Dans le ventre de la Terre, ou dans celui d’une mère, l’entr-ailleurs de Julie Legrand.
L’artiste utilise le trou comme un outil et (un) matériau (..) il fait lien entre l’organique et le minéral afin de générer un espace hybride, un Entre-ça, récurrent dans le travail de l’artiste. Le trou s’épanouit dans les sculptures de verre, et leur confère force et ampleur: il vient dans chacune des œuvres révéler une forme, une charge complexe, située entre étrangeté et intimité…
Tel un oubli, il est aussi un vide positif où tout est recommencement. Symbole de la source, le « d’où ça provient », le point de jaillissement. Dans le ventre de la Terre, ou dans celui d’une mère, l’entr-ailleurs de Julie Legrand.
Caroline Boudehen
SUR LA ROUTE - Entretien avec Julie Legrand
- Certains œuvres d’art nous révèlent quelque chose de la nature intime et invisible du monde. Ton art me semble participer de cette dynamique, en particulier dans sa dimension organique. La notion d’organicité est très importante pour toi, mais que recouvre t-elle plus exactement ?
- Je n’ai pas l’impression d’utiliser souvent ce vocable. Oui, en ce qui concerne la nature intime et invisible du monde. Mais l’organique, je ne sais pas. L’orgasmique oui!! L’orgasme cosmique, ou l’organe comique…et inversement, l’organe cosmique (et l’orgasme comique!) !
En fait je réagis plutôt au sentiment du vivant. Et en ce qui concerne l’organique, c’est pour moi du côté du palpitant. Du multiple et du relationnel, car l’organe isolé n’est rien. C’est en relation à un tout qu’il est fonctionnel. Tout comme mes œuvres sont rarement uniquement organiques, mais aussi très structurées et assez épurées… et en rapport avec un espace. On a dit de mon travail que je ne représentais jamais le corps mais que j’en montrais, entre autre, les modes de fonctionnement. Peut-être parce qu’à l’échelle où il se place, il est difficile de décider si on se situe au niveau du macrocosme ou du microcosme, de la cellule ou de l’étoile.
- En fait, je parle plus souvent de vitalité que d’organicité; ce ne sont pas les organes qui m’intéressent mais l’énergie qui les traverse. Il y a rarement de la mollesse dans mes pièces, de la douceur oui, mais toujours une forme d’élan, de mouvement, de tension vers quelque chose. C’est autant l’énergie au creux des reins que la puissance contenue dans la graine. Tout un arbre en germe dans quelques millimètres cubes de matière…
- L’une des grandes questions actuelles concerne la nature du vivant. Mais la définition du vivant échappe à mesure que la science avance. Si bien que le vivant ne semble toujours pas pouvoir être identifié, ni même localisé dans le temps et dans l’espace tels que nous les connaissons actuellement. En tant qu’artiste comment envisages tu le vivant ?
- Vaste question
- Pourtant, pendant longtemps on a considéré que l’art n’avait rien d’organique, qu’il appartenait au seul domaine du culturel, de l’intellect ou du mental. Voir du sociétal. C’est-à-dire de l’humain. Aujourd’hui avec la réouverture de la pensée au non-humain, ne penses-tu pas que l’œuvre d’art puisse être une des instances du vivant, voir même l’une de ses dimensions ?
- C’est une des manifestations du vivant, en tant que production des êtres humains, puis les œuvres ont une ‘vie’ dans la société et dans le cœur des hommes, quasi autonome de leurs créateurs, et cela de tout temps et à toutes époques. Il y a une organicité des idées, une résistance des œuvres, même si elles disparaissent un jour quand même.
- En fait cela me rappelle des questionnements que nous avions avec Gérard Dessons de la Fac de Paris VIII sur l’œuvre d’art qui est non pas le résultat de l’action d’un artiste idiot, qui crée plastiquement car il ne saurait pas s’exprimer autrement, mais au contraire une pensée en acte, une action de pensée, complexe, qui s’opère dans l’interaction avec la matière (qu’elle soit plus ou moins éthérée ou minimale) et dans la présentation à l’autre.
- D’une certaine manière j’ai souvent l’impression que l’œuvre est une ‘incarnation’, le point de rassemblement momentané et durable, physique, de l’ensemble de ce qui m’agite à une période donnée. Et ce qui en transparaît dans le surgissement des œuvres peut être plus vaste que ce dont j’ai conscience au moment où je les réalise.
- L’une des tes réalisations récentes, dans la chapelle troglodyte Sainte-Radegonde à Chinon en 2015, montrait une pluie de gouttes de verre sortant du rocher. Comme si la matière elle même se liquéfiait. De quel ordre est l’organicité mise en jeu ici ?
- En fait, c’est une pluie … organique et animale. Une pluie volontaire, où chaque goutte aurait sa volonté propre et en même temps garderait un fonctionnement de groupe (comme les bancs de poissons ou les nuées d’oiseaux qui se déplacent de concert). Dans cette installation, les gouttes de verre qui font jusque 80 cm de long, ont des parcours zigzaguant qui se frôlent et s’évitent. Elles tournent comme pour former un vortex et certaines ont de près des aspects de dragons chinois, avec des petits ailerons ou des aspects de mini-intestins qui se déplaceraient dans l’espace. Bien sûr de loin on voit le vortex, la brillance du verre qui crépite et scintille, mais de près, chaque goutte a son individualité. Et elles cherchent à se jeter dans une coupe de champagne qui éclot d’une grosse pierre de silex posée sur un grand vase retourné, lui même posé sur le sol de la crypte. La pierre semble léviter et le verre de champagne pousser de la pierre. C’était pour moi comme un geste de communion, ou de fécondation. L’œuvre s’intitulait La rencontre.
- Je pense à deux choses : l’organique et l’animal. L’animal parce que la volonté de l’individuel dans le groupe m’a fait penser à une expérience que j’ai vécue lors de mes premières œuvres, une performance où sur un sol noir, j’écrivais à main nue les lettres du mot CORPS avec des poignées d’asticots vivants. C’était blanc sur fond noir et je devais plonger la main dans un grand seau où il y avait des milliers d’asticots pour la réaliser. Bien sûr une fois sur le fond noir les asticots se mettaient à grouiller, lentement mais sûrement et quand j’arrivais au PS de corps, le C et le O avaient commencé à vibrionner. Au bout de quelques minutes, il restait des milliers de points blancs s’égayant en tout sens, lentement, scintillants comme un ciel étoilé.
- Or, dix huit ans plus tard, on retrouve dans les deux plaques de marbre noir percées qui étaient exposées au fond de la Chapelle Sainte Radegonde, et intitulées Big bang, ce rapport au ciel étoilé, à la profondeur du noir, à l’infini. Et dans les deux cas, d’une certaine manière c’est en rapport à ce qui nous mange ou nous ronge, à ce qui va nous faire disparaître ou nous aspire, les asticots ou le vide, l’infini sidéral.
- C’était très heureux pour moi comme sensation. Après ce voyage dans cette grotte mi utérus, mi caverne, cette fécondation, et le côté enfermé de ce boyau de pierre, il me fallait ouvrir l’espace. Au bout du voyage cellulaire, retrouver le cosmos.
- Tu utilises le verre depuis plusieurs années maintenant. Tu as même appris à le fondre et à le filer pour réaliser tes œuvres. Tu sembles entretenir une relation intime, presque identitaire avec le verre. Qu’est ce qui t’a attirée dans cette matière et dans sa pratique ?
- En fait je suis toujours étonnée et quelque peu gênée que l’on m’associe uniquement au verre car j’utilise plein d’autres matériaux, et qu’une des caractéristiques primordiale de mon travail, c’est le rapport aux lieux et non un matériau en particulier, mais le verre a un côté fascinant qui retient l’attention. Une de mes pièce Fécondation, est ainsi entrée en 2016 dans les collections du Musée du verre de Belgique, situé à Charleroi. Le choix s’est porté sur une pièce proposant une utilisation très innovante de cette matière : le verre est étiré à un extrême de finesse (comme des cheveux) qui le rend souple et flexible, presque rebondissant. Cela me permet de dessiner dans l’espace de la sculpture, à partir d’un cœur d’éponge industrielle, des courbes de 30 à 80 cm de large, issues de gouttes de verre qui viennent féconder l’éponge.
- J’ai commencé par travailler en 1997 avec des mouches et de la cire (translucide, malléable, proche du verre?), puis du silicone teinté dans la masse, du feuillard épais, des plumes de pigeons, des tuyaux de toutes sortes, des faux plafonds imbibés d’encre, du cuivre gravé, du fil à coudre débobiné en masse, comme dans la série des neufs installations de Rose, puis j’ai intégré des pierres, des pneus, du marbre, du bois brut et du bois travaillé … (Aussi, je dois dire que mon expérience des matériaux est bien plus vaste que le verre, même si il est important et, si j’espère développer encore ce matériau longtemps, j’espère aussi qu’il aura encore plein d’autres matières, comme autant de petites sœurs et de petits frères pour jouer ensemble!)
- Quand j’ai rencontré cette matière, je faisais ma première résidence, pour le centre d’art contemporain Le Lait qui s’appelait encore Cimaises et Portiques à l’époque. C’était à Albi, en 2001, et il y avait une verrerie industrielle héritée du conflit à Carmaux et de Jaurès. J’ai voulu la visiter et j’ai découvert la production mécanique à grande échelle du verre de consommation courante, avec plus d’un million de bouteilles fondues chaque jour. Plusieurs mois après, pour cette résidence, j’ai réalisé l’installation Echappée Belle, qui réunissait une tonne de bouteilles de verre qui appuyaient contre un mur et deux coulures de verres qui sortaient des prises électriques de l’autre côté du mur. Je les avais réalisées avec un verrier à la canne de l’Isle sur la Sorgue. C’était une forme de transsubstantiation. J’imaginais le mur comme une épaisseur de peau, un tamis, à l’intérieur duquel une sorte d’opération magique se serait opérée, et d’un coup, de l’électricité pouvait couler du verre. La bouteille en verre industriel, formée autour d’un vide, le plein de vides que constituait cet amoncellement de milliers de bouteilles, se condensait en une matière verre, pleine, coulante et en quelque sorte revenue à son état sauvage… Je dis sauvage et je repense à l’animalité, car c’est l’autonomie de la matière, comme douée d’une volonté propre que cela m’évoque et qui me touche, et la reconnaissance d’une altérité avec laquelle dialoguer.
- Par la suite j’ai continué à faire des installations avec des matériaux variés, mais j’avais gardé en moi cette possibilité du verre. Elle a ressurgit lorsque l’on m’a proposé une résidence au théâtre de la Manufacture de Saint Quentin de juin 2007 à juin 2009. J’ai alors pensé que le verre était le plus adapté pour réaliser la forme d’ébullition ou de grouillement dont je rêvais. J’ai fait quelques recherches et j’ai découvert le verre au chalumeau. Je suis allée dans l’atelier d’Alain Villechange, j’ai joué avec ses rebus de poubelles la première semaine, puis réalisé une œuvre-maquette la deuxième, et la troisième nous avons produit la pièce que je désirais. Il a soufflé les piètements qui devaient être moulés, et j’ai soufflé toutes les grandes longueurs de tubes de verre, 80 pièces de 30 à 80 cm de long, pour lesquelles j’étais obligée de monter sur un escabeau pour souffler. Tout devait s’emboiter, c’était un puzzle en 3D, que je devais réaliser à l’envers et ensuite retourner pour l’accrocher au plafond. C’était ma seconde expérience de la chaleur (après l’usine d’Albi), de la puissance de la flamme projetée, et j’ai adoré. Je suis repartie, j’ai acheté un chalumeau et j’ai construit mon four.
- A partir de là, j’étais autonome, je n’avais pas de savoir-faire appris, mais une expérience de multiples matériaux et les outils pour tester au long cours à l’atelier. J’ai exploré cette voie pendant des années, en mixant le verre à d’autres matériaux d’accroche comme les éponges que j’avais récupérées chez Spontex, Pad et Les Ets Olivier, quand j’avais réalisé Les Piliers de la République, une installation sous la mairie de Blérancourt en 2006. 10 ans après j’en ai encore! Puis les éponges sont devenues des pierres, que je trouvais naturellement percées, des silex puis des granits et des calcaires. Quand ensuite j’ai fait le master Création et Technologies Contemporaines à L’ENSCI en 2013/2014, j’ai commencé à travailler avec une entreprise spécialiste de l’usinage des matériaux durs (Cristal-Inov), qui m’a montré l’outillage diamanté qui sert à travailler le quartz et le silicium. J’ai alors conçu des pièces où je ne modifiais plus le verre mais la pierre par des opérations de coupes et de perçages. J’ai intégré le marbre en plaques, le verre plat, et utilisé bruts les tubes de verre que je soufflais au paravent, et qui sont des semi produits industriels (borosilicate). Les questions de dessin et de géométrie qui m’intéressaient pouvaient s’articuler avec les pierres, aux volumes en contraste, totalement patatoïdes. Puis cela s’est renversé à nouveau et j’ai travaillé la découpe des pierres, en morceaux ou en plaques et leur rainurage et j’en suis arrivée à des pièces comme ‘La peur au ventre’ en 2016, où un bloc de pierre est rainuré et encastré au dessus de quatre plaques de verre de 180 cm de haut. La pierre tient les plaques de verre sans colle ni fixation, simplement par emboîtement et gravité. Et sa silhouette est peinte à l’acide au centre des plaque des verre, si bien que l’œuvre constitue une double menace : la pierre au dessus de la tête et l’acide qui ronge au niveau du ventre.
- Souvent j’utilise le verre au chalumeau pour des configurations actuelles et pratiques d’atelier, mais l’atelier fait partie intégrante de ma réflexion artistique, sa conception, son évolution, son amélioration. Aussi le choix du matériau que j’utilise dépend en fait du lieu où j’interviens: si je suis à mon atelier, parisien et petit, c’est plus simple pour moi de travailler le verre au chalumeau, mais si je peux intervenir dans des lieux vastes ou en extérieur, je vais convoquer d’autres substances : les bulles de savons géantes qui sortaient de toutes sortes d’orifices du quartier saint Jean à Saint Quentin, lors de ‘La Manu en ébullition’, une résidence de deux ans en concertation avec les habitants et le théâtre local. J’ai muté vers le plastique soufflé en collaboration avec la société Axter Skydôme pour les vitrines des Galeries Lafayette. J’ai utilisé des troncs d’arbre pour la Biennale de Sologne, et je prépare des pièces en osier et frêne pour ma résidence à l’école d’arts plastiques de Fresnes. Une autre possibilité est de convoquer le verre à d’autres échelles: comme lors de ma résidence au lycée verrier d’Yzeure en 2016, où j’avais accès à des fours de recuisson immenses, des sableuses et du verre plat en abondance…
- J’ai aussi développé une pratique ‘tout terrain’ du verre, assez peu traditionnelle, puisque je n’hésite pas à déménager mes chalumeaux et à travailler ‘sur le motif’, installant mon matériel dans les lieux d’exposition et assemblant en direct des éléments préparés à l’atelier ou bien en en réalisant une partie sur place. Et c’est une ambiance de travail étonnante que de se retrouver à 2h du matin dans le froid de mars, dans une chapelle troglodyte, à la lumière des lampes torches, juste réchauffée par la chaleur de ma flamme, sous le regard des statues consacrées de la chapelle…
- Enfin, je me suis rendue compte progressivement que le verre est un matériau, un peu comme le bois, mais peut-être plus encore, qui permet une variété de mise en formes hallucinante, hormis la forme gazeuse… De ce fait il est possible d’aborder quasiment tous les pans de la sculpture : la masse, l’équilibre, le plan, la ligne, la section… Et de jouer de ses qualités structurales, autant que de l’empilement ou de l’éparpillement, de son usure, de sa casse, de sa résistance autant que de sa fragilité. Sa malléabilité permet l’expansion :
- La liquéfaction autorise aussi bien le soufflage que le filage ou le moulage, les forme ‘organiques’ ou géométriques. Il se prête à la transparence, à l’opacité et à toutes les nuances intermédiaires, aux couleurs et à l’invisibilité, aux reflets et aux surfaces miroiriques…
- Il peut être travaillé artisanalement ou industriellement, ses rebus sont aussi intéressants que ses formes abouties… C’est notre vaisselle, qu’elle soit pyrex ou cristal, de luxe ou quotidienne, nos lunettes, nos vitres et les vitrines, des pans entiers de notre architecture, les écrans de nos ordinateurs, téléphones et téléviseurs, les miroirs et les télescopes, les surfaces tactiles, lumino-sensibles, les vitro-céramiques, le verre électro-chrome.. et j’en passe!
- Il peut attaquer ou défendre, tenir à distance, refroidir, se briser, ou évoquer la chaleur, la mollesse, les liquidités… Sa charge symbolique est très riche. Il est par ailleurs associé aux structures du voir dans la société occidentale, mais pas seulement, lisez ‘La transparence et le reflet’ de Serge Bramly, ou ‘Fenêtres’ de Gérard Wajcman…
- Un part importante de ton travail consiste à travailler directement la matière et à réapprendre des techniques, des gestes ou des métiers dits traditionnels. On est loin d’une pratique dématérialisée et d‘une forme de conceptualisation qui caractérise des pans entiers de l’histoire de l’art moderne et contemporain. Est-ce une manière de prendre ses distances à l’égard d’un certain état esprit avant-gardiste ?
- Non, pas du tout. Je n’ai aucune nostalgie du traditionnel, et aucun grief contre l’avant-garde, bien au contraire, qui me semble plutôt un mouvement sain et salutaire. J’utilise seulement à un moment donné le moyen ou le matériau le plus adapté vis-à-vis de ce que je ressens. Par ailleurs pour moi le verre n’est pas un folklore traditionnel, c’est une technologie de pointe ! Ce n’est pas parce que c’est technique ou industriel que c’est traditionnel. Nous sommes tout de même rentrés dans l’âge du silicium, après celui du fer ou du bronze! La silice, c’est les céramiques à hautes capacités, le silicium de nos ordinateurs et des panneaux solaires, autant que le sable du béton qui couvre la terre… La silice est le troisième composant de la croûte terrestre, après le fer et l’oxygène. C’est donc un matériau à la fois très moderne et immémorial.
- Par ailleurs, j’ai une pratique technique très en autodidacte pour le verre. Cela s’est fait comme cela. Pour le reste, vannerie, tournage sur bois, 3D… je vais chercher un savoir ou une technique dès que j’en ai envie ou besoin et que j’arrive à trouver une formation, mais ce n’est que la pratique qui fait, qui tord et qui déforme… et qui permet de muter, de faire émerger de nouvelles idées, de nouvelles envies… Aujourd’hui, j’ai envie de travailler le bois, la vannerie, la céramique, le plomb, en plus du verre et en association avec celui-ci. Mais la fluidité du verre, son caractère chaleureux (dans la pratique), les multiples aspects qu’il peut prendre restent incomparables. Je souhaite monter un atelier où je puisse travailler l’ensemble de ces techniques, cela me prend du temps de les rassembler, j’ai hâte et je sais en même temps que c’est un chemin.
- Enfin, par rapport à la conceptualisation, je ne la rejette pas du tout, pour moi il y un mouvement de co-construction du concept par l’œuvre matérielle et de l’œuvre par le concept. L’oeuvre d’art est une matérialité pensante, qui fait sentir, qui fait penser et qui fait parler. L’oeuvre d’art ouvre à l’intuition, nous permet de court-circuiter les schémas établis et de faire co-exister des réalités complexes et non univoques, voire opposées ou antithétiques dans le même objet. Le drame c’est l’univoque.
- Avec ces formations techniques, tu as une également une solide formation artistique, philosophique, esthétique et littéraire. Peux-t-on dire que ton art est issu d’une forme de transdisciplinarité ?
- J’ ai toujours eu un idéal d’apprentissage en continu, tout au long de la vie et les œuvres se situent à la liaison des disciplines, motivent mon désir d’apprendre, de pouvoir faire telle ou telle chose que je ne sais pas encore faire. Il y a une part de défi parfois, un besoin d’aller vers l’inconnu, vers de nouvelles capacités.
- Puis de me rendre compte des croisements entre les disciplines comme entre les matériaux, les outils, les lieux, les gens… C’est faire des ponts qui m’intéresse, tendre des câbles, travailler en réseau… au delà du moment solitaire de la création.
- Par exemple, le soufflage du verre, le tournage du bois et celui de la céramique sont tous trois des actes de révolution, où l’on façonne l’objet en le tournant, j’aimerais bien faire quelque chose avec cela, mais cela prend du temps de réunir les éléments, le lieux, les partenaires, … des fois je met deux ou trois ans entre une envie et son actualisation. C’est pour ça que le fait d’avoir le chalumeau à l’atelier me permet de respirer! Et d’avoir une pratique rapide, quotidienne – de ce fait-là, on voit le verre peut-être plus souvent – entre des projets que je mets plus de temps à construire, à faire émerger, mais avec lesquels je vis au quotidien.
- Le minéral est également très présent dans tes œuvres où l’on trouve beaucoup de pierres. Comme ces pierres percées traversées par des sortes d’ectoplasmes de verre, il y a aussi cette pierre en lévitation en forme de nuage ou cette autre foudroyée par un éclair. D’où vient cet intérêt pour le minéral ?
- Je ne sais pas très bien, peut-être est-ce en contraste avec la fragilité du verre que la puissance des pierres venait contrebalancer.
- Mais je me rends compte qu’un élément est venu assez vite, mettre le verre en rapport avec le silex. Sur le coup et pendant longtemps, c’est le rapport à l’orifice (comme dans les éponges) qui était prégnant : les silex sont souvent creusés de bouches qu’il suffisait de faire buller…
- J’aimais le contraste entre ce qui est transparent et ce qui est opaque et impénétrable, la géométrie industrielle du verre, capable de devenir organique, opposée au rognons de silex, denses, massifs et secs, apparemment stériles. Les voir ‘revivre’ me fascinait. Et puis j’ai fait le rapport entre le silex et la silice et le pont avec le verre s’est effectué. C’était les mêmes atomes de base, mais organisés différemment et cette correspondance intuitive au départ m’a bousculée.
- Ensuite toutes sortes de pierres se sont infiltrées dans la brèche: les pierres ponces volcaniques, les marbres, les calcaires… Les éponges dès 2006 déjà ressemblaient à des pierres : ces éponges industrielles que j’avais choisies parce que leurs trous me rappelaient les impacts de balles dans certains murs de pierre de Picardie, étaient faites à base de cellulose, donc d’arbres, de végétaux, et imitaient des animaux sous marins, les éponges, qui ressemblent naturellement à des pierres… Voilà un bel exemple de circularité et de convergence des règnes…
- L’une de tes préoccupations est le dialogue entre les espèces ou entre les règnes. Certains chercheurs comme le géophysicien américain Robert Hazen, estiment que le monde minéral longtemps cantonné à l’inerte doit être réintégré dans le règne du vivant. Pour lui les roches ont participé à créer la vie et la vie créée des roches. Notamment à partir des éclairs et de la foudre. Qu’est-ce que cette alchimie naturelle t’inspire ?
- Ce sont des recherches que j’ai découvertes récemment, dans un reportage sur ARTE.
Bien sûr les communications entre les règnes, animal, végétal et minéral m’intéressent depuis longtemps. Mes œuvres sont des hybrides. C’est passionnant de comprendre comment l’arbre et le champignon neutralisent leurs anticorps pour accepter l’ADN l’un de l’autre, dans le cadre d’un co-développement où chacun apporte à l’autre les nutriments qu’il synthétise mieux que l’autre. C’est très politique d’une certaine manière.
Concernant les recherches de Robert Hazen, cette ‘fécondation par l’éclair’ est assez stupéfiante. Il a reconstitué par expérince qu’à l’origine de la vie, il faut que certains minéraux soient fortement comprimés. Leurs molécules s’entrechoquent, mais pour créer les premières briques de la vie, il faut en plus une étincelle. Ce sera les vagues d’éclairs qui foudroyaient le ciel des premiers temps de la terre.
L’organique est ainsi né du minéral et de la déflagration électrique. C’est absolument fascinant.
- Ton travail a également à voir avec le noir. Certaines de tes œuvres me font penser à cette fameuse matière noire invisible qui est supposée constituer l’essentiel de l’univers. Comme si tu parvenais à en révéler la texture. Par exemple avec ta sculpture récente Noires les ronces, noir mon cœur, qui renvoie aussi au registre amoureux et affectif. L’art révèle souvent la part sombre des choses. Est-ce qu’il peut la soigner ?
- Il rend patent en tous cas. Il permet de voir la complexité des choses. Cette œuvre était importante pour moi car c’était un moment de grande douleur. Ce n’était pas lié à un événement amoureux, mais qu’importe, en la faisant j’ai pris conscience de mon acharnement dans cette douleur et que j’avais besoin de m’en détacher. En même temps je voulais terminer ma pièce…
- Alors je ne sais pas si ‘ça’ me soigne, mais ‘cela’ me renseigne, sur ce que je vis, sur ce que j’ai vécu et comment je le vis. Avant il se passait six mois entre un événement et son arrivée dans mon travail, maintenant c’est beaucoup plus rapide. Voire même, certaines œuvres ont précédé les événements! cette année…
- Mais il n’y a pas de magie là dedans, je pense que c’est propre à l’être humain de condenser dans ses œuvres les signaux qu’il n’analyse pas consciemment et qui prennent soudain un sens avec les événements. C’est Hegel qui dit que l’œuvre d’art permet à l’homme de poser devant lui ce qu’il est… Le temps de solitude et de dialogue avec l’œuvre en train de se faire, est mon temps nécessaire de retour sur moi-même. Le temps de faire les pièces, les résistances ou les encouragements de la matière sont propices à une plongée en moi et dans mon rapport aux autres.
- Pour préciser l’idée de cette ‘matière noire’ dont tu parles, invisible et omniprésente dans l’univers, … je pense qu’il y a bien une correspondance avec mon travail. Beaucoup de mes pièces poussent, exhalent ou libèrent quelque chose qui les dépasse, quelque chose de plus grand, de plus fluide… Et suivant les origines des interprétations, on peut les appeler âmes, matière irradiante ou fécondantes, énergie de vie… Moi je pense à l’élan amoureux, au chant, à l’adresse aux absents, à ce qui nous dépasse, à l’aller vers du désir, à ce qui nous meut et nous émeut… à l’énergie contenue dans l’espace restreint d’une graine, à l’interrogation devant les étoiles, à l’adresse au cosmos…
- Pourrions-nous essayer de parler de ton inspiration. C’est une question assez intime et sans doute indiscrète, mais d’où viennent tes œuvres ? Comment adviennent-elles ? Que peux-tu nous dire de l’alchimie profonde de ton art ?
- Il y a quelque chose de fluidique dans ton travail. Pas loin de ces photographies de la fin du XIXe où l’on voit des ectoplasmes, des fluides ou des auras qui sont autant de manifestations de l’Invisible. Certaines de tes pièces semblent révéler et mettre en jeu des circulations d’énergie entre les choses ou au sein de la matière. Comme Dialogue de crâne, Un cri, ou encore Les liaisons inconscientes ? Est-ce que ces œuvres décrivent quelque chose que tu perçois et que nous ne voyons pas ?
- Ça! je ne peux pas dire si je vois des choses que les autres ne voient pas 🙂 ! Je ne vois pas à leur place! Comment savoir? Mais par contre que des gens me disent qu’ils voient des choses qui les touchent, les émeuvent ou leur ‘parlent’ dans mon travail, ça oui !
Je ne me sens pour autant pas très proche des ectoplasmes du XIXème ! Tellement rationnelle en fait! Une Zététiste intuitive? Cela me semble naturel et raisonnable de penser qu’il y a des fluides énergétiques, électriques ou autres, au niveau des plantes, des pierres, des productions d’artefacts humains… mais je ne suis jamais dans un rapport au fantomatique, à des puissances divines diverses, ou à un au delà de revenants. J’en suis très loin. Cela me semble plutôt l’expression de la vitalité universelle de chaque atome… Une sorte de désir de perpétuation de l’être…
Le mot ectoplasme que tu as employé deux fois ne recoupe pas selon moi mon travail et même, me gêne, c’est mou, informe, translucide, vaporeux… Alors, que tous mes éléments en verre sont dynamiques, vivants, décidés, désirants… ils sont tous en chemin vers quelque chose, en mouvement… comme ce titre ‘Transport amoureux”. Mes pièces sont des transports d’amour, de joie, de peur… Comment te dire?
Je ne suis pas dans un rapport au divin, je suis sans religion et profondément athée. (Et je n’ai pas le goût des fantômes ni des tables tournantes). Mes œuvres sont en tension vitale, celle de s’adresser à l’être aimé, à l’absent ou au disparu. A quelque chose de plus grand, à l’inconnu qui nous transcende mais qui n’est pas un dieu. Qui est la terre et le système solaire, l’univers et sa construction, la plante qui pousse, ce qui naît, pousse et croît… et forcément meure. Et quelque chose d’autre (re)commence..
Elles m’accompagnent et me guident, m’aident à comprendre mon chemin et le balisent, parfois l’anticipent.
Il y a vingt ans, elles étaient plutôt traversées par la peur de l’aphasie, de la paralysie ou de l’enfermement, elles sont aujourd’hui plus heureuses ou joyeuses, mais les événements quotidiens s’y reflètent toujours, comme Maîtriser l’hydre réalisée une semaine après les attentats du Bataclan. Dans cette pièce, je tiens une sculpture en verre transparent et rouge qui enserre de chaque côté de mon poing des cailloux de granit gris et blancs. C’est beau, brillant et atroce à la fois. On dirait des rognons irrigués par des systèmes veineux, et c’est précieux comme le sertissage d’une bague. En fait ce we-là, je ne pouvais pas faire autre chose, j’étais dans le rapport à ces cailloux en train de se faire attaquer, phagocyter par ces ramures de verre, et je ne savais pas dire si les cailloux étaient phagocytés ou bien alimentés par quelque chose.
Je ne savais pas où était le problème : est-ce que les cailloux étaient comme des calculs, des excroissances cancéreuses et les ‘veines’ de verre venaient tenter de les réduire ou bien venaient-elles au contraire les nourrir, ou les cailloux étaient-ils quelques chose de bon qui était attaqué? Mais l’important et ce qui m’horrifiait, était que tout cela soit relié en un réseau intimement irriguant! Il me semblait qu’il fallait arracher tout ça; et ce sont les images de La liberté guidant le peuple, la tête de méduse brandie de Cellini ou Judith décapitant Holopherne qui me revenaient. D’où le fait d’avoir pour la première fois édité une photo de cette pièce tenue à bout de bras. Je voulais que cette sculpture existe plus largement qu’en un seul point et même je voulais la placarder dans Paris à l’époque.
- Les débats sont parfois assez vifs sur la localisation de la conscience et de l’inconscient. S’agit-il d’un phénomène cantonné à l’humain au cerveau et à la boite crânienne. Ou faut-il considérer la conscience d’un point de vue élargi et non localisé. Quelle conscience as-tu de la conscience ?
- C’est un vaste sujet là encore, que je n’ai pas forcément beaucoup creusé… Si ce n’est qu’elle ne me semble pas seulement mentale, mais connectée à l’ensemble de nos organes sensoriels et perceptifs.. En suite la conscience morale c’est autre chose.
- Tes œuvres semblent d’ailleurs douées d’une forme de personnalité. Peut-être de conscience. Tu dis même parler à tes œuvres, d’où te viens cette curieuse pratique ? Et surtout qu’est-ce que cela instaure entre toi, elles et nous ?
- Je suis heureuse si elles donnent ce sentiment-là!
Pour l’anecdote dont tu parles, cela me vient d’une amie, Michèle Yvars, qui me disait souvent, vers 1999, “parle à tes pièces”. Je ne l’ai jamais oublié. Elle le faisait pour les siennes propres; Catherine Denoyelle aussi m’encourageait à faire de même … elle est verrier à la canne, et lorsque nous soufflions de concert aux verreries de Sars Poterie et de Noyon, nous parlions au verre au bout de notre canne. Comme si à chaque cueillage de verre en fusion, c’était un individu différent. C’est assez logique, c’est une matière chaude, très réactive, que l’on doit maintenir en mouvement permanent car elle est soumise à l’attraction terrestre, et dans laquelle on insuffle notre propre souffle. L’individualisation est facile… la projection aussi. Mais d’une certaine manière les enfants parlent à leurs poupées, les bricoleurs à leur bagnole, les jardiniers à leurs salades… c’est très répandu… Dans le cadre de la création, cela permet d’entretenir un rapport très intime avec ce que l’on fait, et dans celui d’un travail physique avec une matière à 1200 ° au bout de sa canne, verbaliser permet de concentrer son attention sur ce que l’on fait, de se focaliser sur la tâche en cours, sans se laisser distraire par tout ce qui peut arriver par ailleurs dans un atelier collectif. Et quand bien même on serait seul, cela aide réellement à se concentrer.
- Ensuite si de cela quelque chose transparaît pour le spectateur, si quelque chose de ce dialogue avec la matière (que ce soit du verre, des mouches ou des plumes…), je ne le maîtrise pas, mais je suis heureuse si cela apparaît. D’ailleurs, dans une expo, la première chose à laquelle je parle avant la matière, c’est le lieu, je lui dis bonjour, je lui parle tout le temps où je suis dedans, et même à distance quand je suis à l’atelier…
- La question de la conscience et du vivant nous ramène souvent à la question de la mort et de la survie. Deux de tes œuvres, Rose, et La tête sur les épaules, évoquent des défunts proches de toi à qui elles sont en quelque sorte consacrées ? Mais peut-être ne s’agit-il pas seulement d’évocation ?
- Elles leur sont en tout cas indéfectiblement dédiées.
- La tête sur les épaules m’est venue en 2013 quelques temps après la mort de mon grand père paternel, Roger Legrand. L’installation est composée deux deux parallèlépipèdes en verre plat qui tiennent en équilibre sur un tréteau chacun et sont reliés par des tubes de verre étirés horyzontalement. L’un des parrallèlépipède est grand comme un corps, l’autre comme une tête avec les épaules.
- Une sorte de tension magique apparaît car on dirait que c’est un seul bloc de verre qui a été étiré en deux, écartelé presque, et que tout est en équilibre sans que l’on comprenne bien comment.
- En fait j’ai aimé évoquer cette sensation de la tenue de la tête sur les épaules, mais à l’horizontale. La sensation du raisonnable, et du rationnel, mais dans un positionnement magique, celui de la femme sans tête du magicien..
- Et en même temps j’avais le sentiment d’évoquer le moment où la vie part, ou elle s’en va, cet entre deux où le corps est déchiré et l’être aimé s’en va. Un focus sur l’écartèlement d’une cellule en deux? Ce serait une division positive… je peux le voir comme cela maintenant, ce n’était pas le cas à l’époque, mon grand père partait et moi il fallait que je reste là ‘la tête sur les épaules’. Maintenant je peux le considéréer comme positif, libérant. A l’époque, c’était la vision de l’instant T d’un arrachement. C’était dynamique écrit comme cela mais la pièce est un arrêt sur image, elles sont souvent comme cela mes pièces, immobiles et donnant la sensation d’un grand mouvement…
- Pour Rose, il est aussi question d’horizontalité et de verticalité.
- C’est une pièce bien antérieure mais que j’ai recommencée neuf fois, de 2006 à 2015.
- Il s’agit d’un hommage à ma grand mère maternelle, Marie Rose Verfaille. Je n’ai pas cherché à le faire mais je me suis rendue compte en le faisant que cela lui était dédié.
- J’avais débobiné, peu de temps avant sa mort, qui a été brutale et soudaine, une bobine de fil à coudre rose sur le sol de l’atelier où j’étais en résidence. J’étais restée fascinée par la rapidité avec laquelle la couleur s’étalait et comment un fil, donc un simple trait, constituait sous mes yeux une surface cohérente et rythmée et un volume conséquent.
- C’était étonnant aussi d’oser gâcher du fil pour faire autre chose que de la couture, et en plus quelque chose qui ne soit pas pérenne! Un vrai gâchi mais qui créait de la beauté. Et la couleur irraddiait.
- En fait ma grand mère était couturière, elle aurait aimé être peintre mais ce n’était pas accepté par la famille. Elle fit deux filles, l’une peintre, l’autre architecte. Elle n’en faisait pas souvent mention, mais le lendemain de la mort de son époux, elle nous a réunis et nous annonça qu’elle avait vécu tout ce qu’elle avait à vivre avec mon grand père, mais que maintenant elle avait décidé de s’inscrire à des cours de peinture! Cela nous laissa coîtes, ma mère, sa soeur et moi! Quand à sa mort dix ans plus tard, j’ai vu dans le faire part de décès dans le journal, qu’il n’était pas écrit Marie Rose Verfaille mais Marie Verfaille et qu’ainsi sa couleur lui avait été enlevée! Cela m’a révoltée. C’était une émotion violente et fugace. Mais plusieurs mois après, je me suis rendu compte que j’étais en train de lui ‘rendre ses couleurs’.
- En effet j’étais en train de construire une grande installation/sculputre à partir d’un parallèlépipède horizontal de 180 x 90 x 90 cm en miroir sur lequel j’ai débobiné pendant quatre jours des bobines de fil à coudre industriel recréant ainsi un corps paysage à la fois en déliquescence et en lâcher prise et en émergences montagneuses… J’avais tendu des câbles à travers l’espace et accroché mes bobines, que je ‘trayais’, activais, faisais couler, c’était passionnant de faire des coulures et de monter les masses par accumulation de strates comme un Pollock en volume, ou les tas de pigments d’Ansh Kapoor, mais là je pouvais superposer et mélanger les couleurs, obtenir des glacis avec le regard qui pénètre dans les trates de fils… Il fallait tasser et accumuler les couches pour que cela ne s’écroule pas. Mais un grand corps abstrait naissait sous mes yeux, interrogeant ce qui fait tenir ensemble les cellules, ce qui vivifie les molécules. Les Parques n’étaient pas loin, le fil de la vie, la filliation, la transmission, … L’oeuvre était animée d’un double mouvement : ce qui coule et s’étale, s’épanche se disperse, glisse, chute, couvre le sol et ce qui monte par accumulation et devient un paysage. En un sens que le corps devienne paysage, de la terre vue à une autre échelle et quelque chose e bien plus grand que lui, me plaît bien, les atomes sont redistribués et reconstruisent autre chose. Plus qu’une survie, j’imagine une transformation…
Quant au bloc miroir, il m’est venu des gisants des cathédrales de mon enfance, et d’avoir vu ma grand mère sur un lit élévé au funérarium…
J’ai refait cette installation, neuf fois environ, en dix ans, et à chaque fois je la recommence entièrement, y passant entre quatre jours et une semaine. L’oeuvre peut rester en place très longtemps si on y touche pas. Elle a ainsi été exposée presque un an au Monsatère Royal de Brou dans une version de ‘Gisant à l’enfant’ et en écho au double Gisant de Marguerite d’Autriche et de Philibert le Beau en 2015-2016.
- Il y a une véritable érotique très présente et récurrente dans tes œuvres. L’érotisation du monde par l’art a souvent été considérée comme une manière de transcender la mort. N’est-ce pas ce qui serait aussi en jeu dans l’érotique de ton travail ?
- Je pense alors plus au plaisir de la vie qu’à la peur de la mort ou à son combat. Mais sait-on ce qui se cache derrière tout ça?
Une part de provocation? oui cela me plaît, comme lorsque je place dans la façade de l’Eglise de Castelnau Magnoac une grande pièce en bois de trois mètres de long, recouverte de vinyl rouge, et qui pénétre le coeur quadrilobé de la rosace. Cette forme oblongue est à la fois un clin d’oeil à un art minimal charnel confronté à une arhictecture symbolique, une référence aux jeux d’apprentissage pour enfant où l’on fait rentrer des cônes, des cubes et des parallèlépipèdes de couleurs par les portes et fenètres d’une maison en plastique, et une colère vis-à-vis de l’interdiction du pérservatif par l’épiscopat (on était en 2005 environ et j’avais quelques années de militance à Act Up derrière moi). La deuxième partie de la sculpture réapparaissait à l’intérieur au dessus d’un christ en croix. Mais ce qui comptait surtout pour moi, c’était le double ourlet de pierre autour de la rosace qui d’un coup et avec si peu, devenait si charnel… et la vue de profil, à l’extérieur, de l’inclinaison de la longue forme rouge qui pointait vers l’emplacement d’un petit christ en gloire porté par un nuage et entouré d’une mandorle, amande sexy d’une féminité pourtant si souvent réprouvée, situé au dessus de la porte d’entrée latérale de l’église. Le dieu avait été abatu à la révolution et il ne restait que la mandorle, coquille vide mais heureuse. Je projette.
Cette pièce, intitulée Pénétration, m’est d’abord venue ‘sculpturalement’, pour les volumes, les masses, la couleur, je cherchais à travailler la question des trous et des orifices… je faisais sortir des choses de tout… le silicone déjà, là je changeais d’échelle. C’est en la faisant qu’elle a pris son sens symbolique et politique. Et le titre est venu après. On m’avait proposé ‘ce n’est pas un jeu d’enfant’ parce que ce n’avait pas été simple techniquement à réaliser, parce que c’est un jeu d’adulte … mais je reviens toujours au titre le plus simple, le plus cash.
Je n’ai jamais refait de pièce de ce type, mais l’érotique et l’humour sont disséminés dans nombre de mes pièces que ce soit Odalisque ou La réconciliation, ou d’autres. Je ne suis pas sûre de réfléchir à l’érotisme par rapport à la mort, même si je connais les interprétations psychanalytiques qui y sont associées. Peut-être qu’une approche de la vie par les sens et la sensualité me convient. Fabriquer une œuvre c’est quand même la toucher beaucoup…
- J’aimerais pouvoir parler d’une forme de mystique te concernant ? D’une mystique au sens grec d’enseigner et d’initier plutôt qu’au sens religieux judéo-chrétien. Mais un psychanalyste à parlé de toi en termes de « transsubstantiation sans théologie, matérielle et matérialiste. Et heureuse. ». Pour autant il y a aussi du noir et de l’énergie fluidique chez toi.
- J’aime beaucoup ton idée de la conception grecque de la mystique, qui est aussi celle de l’adresse l’autre, au contact de l’autre, à sa rencontre, à sa dédicace… Mais si j’enseigne quelque chose ou si j’initie, là encore c’est aux autres de le dire… je n’en aurai pas la prétention.
- Cela ne me semble pas incompatible d’ailleurs avec ce que Gérard Wajcman dit de mon travail. La transubstantiation est un principe fascinant, et une interrogation de sculpteur! ou d’alchimiste pour reprendre ton exposition au CRAC à Sète! Prendre la matière pour ce qu’elle est? comme elle est? la matière, l’objet, le lieu, les relations… tout ce travail pour prendre en compte le réel, et en voir les potentialités. What you see is it what you see de Judd et Stella? et le Satan trismégiste de Baudelaire, de la merde j’en ferai de l’or… ou bien l’or est-il déjà là? dans sa boîte bien scellée? et il suffirait de l’ouvrir? ou pas.
- J’ai longtemps aimé cette phrase de Flaubert qui disait en substance que le fantastique ‘devait être habillé de gilet de flanelle’, c’est à dire de vêtements ordinaires, pour opérer un surgissement. J’ai l’impression que c’est dans la trivialité des matériaux, la prise en compte attentive des lieux d’exposition etc., la ‘réalité reelle’, que l’épiphanie de l’oeuvre peut éclore.
- Je trouve que le réel est absolument fascinant pour tout ce que l’on découvre quand on y prête vraiment attention, et pour tout ce que l’on ne sait pas encore…
- Au delà de cela, ce qui m’intéresse aussi dans la citation de wajcman c’est qu’il a compris que je suis sans théologie, et que j’ai horreur des écoles de dogmes, alors que je sensible à ‘l’aspiration à’, que l’on pourrait nommer l’inspiration ou ce que tu appelles le fluidique. Enfin, je trouve que pointer la possibilité du bonheur reste révolutionnaire. Ce n’est pas forcément ce que je vis au quotidien. Comment faire pour que la mort ne soit plus un drame? Et du noir, comme tu le dis, il y en a en chacun aussi. Comment ne pas rester là dedans, telle est la question.
- Est-ce que notre culture contemporaine matérialiste et rationnelle occidentale n’a pas trop vite évacué ces dimensions ? Au risque de priver le vécu et la compréhension des œuvres d’art et du monde de toute une part invisible, énergétique et matricielle qu’il est nécessaire de réévaluer aujourd’hui ? Un travail important auquel tu sembles vouloir participer.
- Le what you see is what you see n’explique pas la beauté de certaines oeuvres de Stella. L’art et la beauté sont un au delà ici bas.